Entretien avec Pier FABRE

Anna Olszewska : Les phénomènes naturels, souvent inattendus contribuent à révéler la puissance des lieux comme le lit du Lirou pouvant subir des crues dévastatrices et le col de Fambetou balayé par les rafales de vent traversant la vallée entre Hortus et Pic Saint Loup. Pourquoi avez-vous décidé d’installer vos œuvres dans ces lieux imprévisibles ?

Pier Fabre : Ces deux sites m’ont séduit par leurs qualités propres et parce qu’ils sont si différents l’un de l’autre. J’attendais depuis longtemps l’occasion de faire à nouveau un projet en pleine nature ; c’est ce qu’offre le col de Fambetou avec son paysage ouvert magnifié par les falaises qui le dominent, un lieu superbe pour l’installation d’une œuvre pour autant que confrontée à cet espace tout en gigantisme, elle ait la force, conceptuelle ou physique, de ne pas être complètement engloutie par la majesté du site.
Aux Matelles, le pont du Lirou détermine un point d’observation privilégié sur le Lirou en longue perspective bordée par les platanes et c’est cet espace en entier que j’ai eu envie d’investir comme une scène.
Avec ces deux projets le jeu consiste à révéler les flux invisibles de la nature, d’où leurs titres « Flow » et « Overflow ».  C’est seulement après avoir fait les repérages que j’ai réalisé que les éléments pourraient bien venir à bout de mes installations… C’est un risque qui vaut la peine d’être pris!

A. O : La poésie d’une œuvre éphémère nécessite dans vos projets des mises au point techniques, des calculs et des tests de résistance des matériaux utilisés. Comment travaillez-vous ces rapports entre apparente fragilité et résistance de vos œuvres ?

P. F : Ma pratique est tout à fait empirique et je n’ai aucune compétence pour faire des calculs ! En ayant souvent été confronté à la force des éléments, en particulier à celle du vent lorsque je lançais mes grands cerfs-volants, j’ai acquis suffisamment d’expérience pour vouloir me fier à mon intuition ; mais en réalité rien ne remplace les essais en conditions réelles. J’essaye de sortir des formats habituels, de repousser les limites en utilisant les fibres techniques extrêmement résistantes et des matériaux composites légers qui permettent de travailler à une échelle monumentale avec en fin de compte très peu de matière. Autant que leur résistance, ce sont les qualités plastiques intrinsèques des matériaux qui me semblent primordiales. Avec pour objectif que l’œuvre soit capable de nous surprendre et nous émouvoir, le process consiste à résoudre un après l’autre tous les problèmes techniques de sa réalisation. Ce sont des questions pratiques à priori assez simples, mais sur des projets d’envergure y en a tellement qui ne manquent pas de s’accumuler et il y aussi tellement de compromis à faire que je suis parfois surpris lorsqu’en fin de compte tout fonctionne à peu près comme prévu.
C’est assez paradoxal qu’une œuvre parvienne à dégager une certaine poésie alors qu’elle résulte d’un travail essentiellement technique et certainement assez fastidieux lorsqu’elle se construit par la répétition d’une même tâche des centaines de fois.

A. O : Les références au Land art, à l’art cinétique et à l’art minimal apparaissent dans vos différents projets. Comment définiriez-vous votre pratique artistique au regard de ces mouvements ?

P. F : Le monde de l’art contemporain file à toute vitesse et depuis longtemps déjà il est passé à d’autres explorations où la part conceptuelle est souvent prépondérante. Ma pratique, tout à fait intuitive, a évolué en suivant le fil qui conduit d’une idée à une autre, au hasard des opportunités, des expositions et des rencontres.  Ce n’est qu’à postériori et assez récemment, alors que certains galeristes, collectionneurs et curateurs ont manifesté un regain d’intérêt pour l’art cinétique en exposant ses artistes phares, que je me suis rendu compte que la plupart de mes installations pourraient s’inscrire dans le prolongement de ce mouvement qui démarre dans les années 50.
Travaillant à partir du matériau et de l’observation de petits phénomènes physiques, optiques ou cinétiques, j’ai cherché une façon de les amplifier, de les mettre en valeur pour créer des mouvements aléatoires, des vibrations visuelles et sonores dans des installations qui entrent en résonance dans un site donné. Cela relève-t-il de l’art cinétique, du land art, du sky art avec une pointe de post-minimalisme ? Je ne me suis pas posé la question. Peut-être que mon travail trouve son originalité en ayant pris la forme d’une plastique ondulatoire à la croisée et en prolongement de ces multiples courants d’art.

A l’adolescence je fréquentais le Centre Pompidou qui venait d’ouvrir où Soto et Elsworth Kelly étaient mes artistes préférés;  c’est certainement là que j’ai commencé à filer ma fibre artistique avec un goût pour l’art optique et minimaliste mais je n’ai pas fait d’études aux beaux-arts; c’est par des chemins de traverse, des études de graphisme, à une époque où régnait encore la trame, puis le fil du cerf-volant qui m’a entrainé dans la troisième dimension et à travers le monde, que j’ai finalement accédé à une forme de l’art plastique, dans tous les sens du terme.  
Les matériaux que j’utilise sont issus d’une production industrielle, j’aime comprendre leurs procédés de fabrication et j’ai pour habitude d’aller visiter les salons professionnels, les usines, voir les machines tourner, rencontrer les ouvriers, découvrir leur savoir-faire, parfois même travailler à leur côté à l’autre bout du monde.
Tout au long de mon parcours, les artistes que j’ai rencontré en résidence comme les amis proches auxquels je demande toujours conseil, tous ceux que je n’aurai jamais rencontré mais dont les œuvres me touchent, auront contribué de près ou de loin à déterminer ce que je fais en alimentant mes yeux et ma cervelle.

A. O : Nombre de vos installations impliquent un investissement physique lors du montage, notamment sur les sites difficilement accessibles comme la cascade d’Égliseneuve-d'Entraigues ou l’impressionnant hall du musée Daegu Art en Corée du Sud. Quels principaux défis posent les deux sites que vous investissez pour l’exposition d’« Aux bords des paysages#5 »?

P.F : Quand il faut faire passer une idée de l’état de croquis ou de photomontage à celui stade d’une installation monumentale en suspension dans le monde réel, il y a un travail réellement physique dont j’ai toujours tendance à sous-estimer l’ampleur, que ce soit pour des kilomètres de découpe et de couture, les arbres à escalader, les piquets à planter, les mâts à dresser… Mais ça fait partie du jeu, j’adore travailler en plein air et ça me permet de garder la forme !
Au col de Fambetou comme aucun engin de levage ne peut accéder au site, la principale difficulté consiste à dresser les trois grands mâts bien fixés dans la roche, pour qu’ils soient capables d’encaisser des coups de vent  avec des kilos de toile suspendus à leur pointe; tout ceci dans un environnement parsemé de buissons épineux tous prêts à accrocher et déchirer les voilures.
Aux Matelles l’installation va surtout demander beaucoup de patience ; comme elle se déploie sur plus de 700 mètres carrés, elle va nécessiter plusieurs semaines de montage. Heureusement j’aurai l’assistance de Michel-Marie Bougard qui a réalisé ce merveilleux Oculus pour la dernière édition d’ "Aux bords des paysages ".

A. O : Vos œuvres présentent une affinité avec la création d’un espace scénique dans lequel la lumière, l’eau et le vent jouent un rôle autant que le mouvement du visiteur qui en fait l’expérience. Comment organisez-vous la mise en relation entre ces divers éléments éphémères et variables ?

P.F : On peut en effet essayer d’imaginer toutes sortes d’interactions; à partir des caractéristiques d’un site donné, qui déterminent la façon dont les mouvements de l’air ou de l’eau pourront mobiliser l’installation, je réfléchis au projet en imaginant les effets que pourra rendre tel matériau ou tel autre par ses propriétés physiques, souplesse, transparence, reflets, mais aussi à la façon dont l’œuvre pourra être abordée, parcourue, contournée ou pénétrée par les visiteurs, aux effets optiques de moirages qu’ils pourront percevoir du fait de leur propre déplacement.
Ce n’est évidemment pas comme sur une scène de spectacle où tout serait sous contrôle. J’installe un dispositif, une sorte d’instrument sur lequel, en fin de compte, la nature elle-même va jouer sa propre partition.  Je m’en remets entièrement à elle… Et elle fait des merveilles : des lumières incomparables, des effets stroboscopiques, des sonorités subtiles qui surgissent parfois même alors qu’on ne les avait pas anticipées…
L’aspect de l’installation change complètement avec la météo et les saisons. En extérieur tout est aléatoire mais il y a toujours des moments magiques où tout va coïncider, la position du soleil, la force du vent, la brillance d’une rosée, etc. pour mobiliser tous nos sens, et susciter une émotion d’autant plus forte qu’elle résulte de conditions que l’on sait très éphémères.